Séance du 3 juillet 1897
Présidence d'Henri Brisson
Messieurs, si j'étais capable – et je ne le suis point – d'apporter
ici une grande nouveauté, je crois bien que je m'en garderais. II y a
aujourd'hui dans le monde – je dis à dessein : dans le
monde – un parti socialiste, une idée socialiste. A coup sûr ce
parti est d'esprit libre, toujours attentif aux mouvements de la
réalité, toujours prêt à réviser sous la leçon des faits ses
formules mêmes essentielles. Mais enfin, depuis un siècle de
recherches intellectuelles et de luttes ouvrières, il a abouti à une
conception générale, et il n'y a pas lieu jusqu'ici de la tenir
pour incomplète ou pour insuffisante.
Le socialisme universel affirme à l'heure actuelle que pour
émanciper les travailleurs il n'y a aujourd'hui qu'une solution, oh !
blessante pour beaucoup d'intérêts, troublante pour beaucoup de
préjugés, pénible même à beaucoup de bonnes volontés hésitantes,
pénible peut-être à ceux qui dans la lutte purement politique sont nos
voisins de combat, mais qui sont séparés de nous par
certaines conceptions économiques fondamentales. Oui, il y a une
conception commune à laquelle ont abouti les socialistes de toutes les
écoles et de tous les pays : c'est qu'il n'y a qu'un moyen
de libérer le prolétariat ; c'est, partout où il y a divorce, où il y
a séparation de la propriété et du travail, de remplacer ce qu'on
appelle le capital, c'est-à-dire la propriété privée des
moyens de production, par la propriété sociale commune ou
collectiviste des moyens de production. Et sans faiblesse, sans
hésitation, sachant bien que cette formule générale saura bien dans son
unité s'adapter à la diversité des conditions économiques, nous la
proclamons pour le monde paysan comme pour le monde industriel.
(Applaudissements à l'extrême gauche.)
Et nous ne pouvons pas ne pas la proclamer. Elle est, je le répète,
le résultat de tout un siècle d'efforts intellectuels et de combats
ouvriers. Pour y aboutir, il a fallu que l'expérience, que
la dure réalité brisât tous les systèmes intermédiaires, tous les
systèmes transactionnels ou s'essayait timidement la bonne foi des
réformateurs.
Les saint-simoniens avaient imaginé que pour assurer la prédominance
du travail il suffirait de transférer de la classe noble et militaire,
c'est-à-dire, à leurs yeux, de la classe oisive, à la
classe industrielle, la propriété et le pouvoir. Et dans la classe
industrielle ils ne distinguaient pas le capital et le travail ; mais
dans l'intérieur de cette classe industrielle que le
saint-simonisme n'a regardée et n'a jugée qu'en bloc, le
développement économique a produit une scission entre le capital et le
salariat, et la solution saint-simonienne a été brisée par le
mouvement même des choses.
De même, Fourier avait imaginé de guérir les souffrances et les
laideurs de cette société qu'il voulait transformer par les prodiges de
son imagination créatrice : il avait imaginé de guérir ces
souffrances et ces laideurs par ces associations spontanées qui
s'enchaîneraient dans des harmonies merveilleuses. Et voici que ce sont
d'abord les seules associations du capital qui se sont
produites, et que là ou Fourier voyait une association suprême
d'harmonie et de libération il s'est trouvé qu'il y avait simplement un
moyen de force pour la seule puissance capitaliste
elle-même.
Et, de même, lorsque Proudhon, pour sauver la classe des petits
artisans menacés d'expropriation par le capitalisme, a imaginé
d'instituer le crédit gratuit, il a oublié que le crédit gratuit
était en contradiction violente avec le régime capitaliste lui-même
et qu'il n'y avait qu'un moyen de procurer aux travailleurs, à tous les
travailleurs le crédit gratuit, c'était de leur
remettre, par l'intermédiaire de la nation et sous la forme de la
propriété sociale, la propriété gratuite des moyens de production.
(Applaudissements à l'extrême gauche.)
Et pendant qu'ainsi tombaient les uns après les autres les systèmes
transactionnels ruinés précisément par leur esprit de transaction, la
classe ouvrière elle-même était obligée de renoncer au
rêve de conciliation fraternelle qu'elle avait fait avec le capital.
Vous savez bien, messieurs, que c'est ce grand rêve généreux et
funeste qui a empli la République et la Révolution de 1848 ; vous savez
bien que c'est dans ces recherches incertaines,
tâtonnantes, de conciliation impossible, qu'elle a usé ses premiers
mois, les mois définitifs. Et qu'est-il advenu ? Ce sont les journées de
Juin qui ont répondu à ce rêve de fraternité et de
conciliation ; c'est en Allemagne la contre-révolution écrasant la
démocratie allemande, mal servie par la puissance vaguement doctrinaire
du Parlement de Francfort ; c'est, dans les faubourgs de
Vienne, les ouvriers écrasés par la réaction autrichienne et par la
réaction slave ! Et pendant que l'expérience, pendant que l'âpre
développement économique écrasait dans les cerveaux les
systèmes transactionnels, l'âpre brutalité capitaliste écrasait dans
la rue les rêves vagues et incertains de conciliation chimérique que
les classes ouvrières avaient formés.
Et alors, peu a peu, la pensée socialiste grandissait en audace ; la
classe ouvrière grandissait en audace et en affirmation, et le
socialisme disait qu'une seule ressource de libération restait
aux peuples opprimés : c'était la transformation de la propriété
capitaliste en propriété sociale, pour que tous les producteurs
devinssent copropriétaires des instruments de travail ; et la
classe ouvrière affirmait qu'elle ne pouvait plus, après les
déceptions et les expériences du passé, attendre sa libération de la
bonne volonté des dirigeants ou du sentimentalisme vague des
philanthropes, qu'elle ne pouvait l'attendre que d'elle-même,
organisée en un parti conscient pour la conquête du pouvoir et de la
propriété.
Et voilà pourquoi la conception socialiste d'aujourd'hui, celle qui
est affirmée dans l'ancien et le nouveau monde, en ses grands traits,
par tous les partis socialistes du globe, voilà pourquoi
cette doctrine socialiste il ne dépend pas de nous de la modifier,
parce qu'elle résume, je le répète, et qu'elle porte en elle toute la
substance intellectuelle d'un siècle de pensée et de
lutte, de tout un siècle de combat ouvrier. Et pas plus qu'il ne
nous appartient, à nous, de la modifier, de la remanier au gré de
timidités passagères et de préjugés qui disparaîtront, pas plus
qu'il ne nous est permis de la modifier ou de la renier
partiellement, vous ne l'arrêterez et vous n'en diminuerez la force en
lui adressant de subtiles questions de détail sur les modes
particuliers et infinitésimaux par lesquels elle se réalisera.
(Applaudissements à l'extrême gauche. Mouvements divers.) Ah !
messieurs, vous pouvez sourire...
M. ANTOINE PERRIER (Savoie). – C'est le point capital ! C'est là surtout où l'on vous attend.
M. JAURÈS. – Oui, monsieur Antoine Perrier, c'est le point capital.
Si l'on avait dit à vos ancêtres – j'entends les ancêtres de cette
puissance semi-bourgeoise, semi-populaire qui est installée
aujourd'hui au pouvoir politique et social – si, à la veille du jour
où par tous ses philosophes, par les critiques de tous ses penseurs,
par le déchaînement de tous ses pamphlets, elle
critiquait le vieux régime féodal, on lui avait demandé de prédire
et de dessiner le développement de l'être nouveau qui dormait dans l'œuf
révolutionnaire et de prévoir après la Constituante la
Législative, après la Législative la Convention, et, de répercussion
en répercussion, les formes politiques et sociales qui nous gouvernent
aujourd'hui ; si on avait dit à tous ces paysans
attachés à la glèbe féodale, à tous ces bourgeois humiliés par
l'orgueil des nobles qu'ils devaient attendre pour secouer le joug et
pour lever la tête qu'un architecte minutieux eût décrit le
mobilier de la société nouvelle, vous seriez encore dans l'ancienne !
(Vifs applaudissements à l'extrême gauche.)
Mais, messieurs, je n'entends pas me dérober par là à vos questions
les plus générales. J'ai le droit de dire simplement que devant cette
force du travail qui monte et qui revendique son droit,
il est assez puéril de demander, je le répète, les modes secondaires
et subalternes d'application par lesquels elle se réalisera. Il vous
plaît de demander leur formule chimique à chacun des
atomes de cette mer qui monte, qui demain couvrira tous vos rivages ;
ce ne sont pas ces vaines curiosités qui l'arrêteront !
Mais, dans tous les cas, j'ai lu encore que si nous apportions une
formule, ce ne pourrait être qu'une formule germanique. C'est le lieu
commun de nos ennemis ; ils oublient que le socialisme
allemand lui-même, par toutes ses origines, par toutes ses racines,
tient à la terre même de France, qu'il le proclame, l'affirme et s'en
glorifie.
Non, ce n'est ni le socialisme germanique, ni celui d'un autre pays,
c'est le socialisme humain, et si, à ce socialisme humain il fallait
donner une nuance nationale, c'est la nuance de la
France, du premier peuple émancipé, que porterait à cette heure le
socialisme universel. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)
Et la preuve, c'est que pour préciser l'œuvre révolutionnaire
nouvelle qu'accomplira, en ce qui concerne la propriété de la terre, le
socialisme triomphant, il m'est facile de me reporter aux
traditions, aux formules mêmes, aux principes et aux procédés de
cette Révolution française que, sans cesse, vous revendiquez contre
nous.
Oui, je suppose un moment que, de même qu'il y a un siècle, une
grande crise nationale amenât à Versailles une représentation nouvelle
de la nation, je suppose qu'ici, dans quelques années et de
quelque manière que se soient déroulés les événements, – que ce soit
par l'évolution régulière du suffrage universel que plusieurs nations
en Europe songent à violenter contre nous ou que ce
soit, comme au 4 septembre, par une poussée subite des événements, –
je suppose qu'ici il y ait une Assemblée nouvelle, et que tout à coup,
au lieu de voir, d'un bout à l'autre de cette
Assemblée, les représentants naturels, légitimes des intérêts,
grands ou petits, d'aujourd'hui, les représentants de la grande
propriété terrienne, de la banque, de la haute industrie, de la
riche agriculture, ou bien ces représentants de la bourgeoisie
moyenne, avocats, médecins qui, sans intérêt social bien constitué, sans
plan social bien défini, suivent à peu près les événements
et les forces dominantes, qu'il y ait sur ces bancs, envoyés par la
classe ouvrière, des travailleurs sortie de l'usine et décidés à
transformer la propriété privée en propriété sociale ; je
suppose qu'il y vienne aussi des paysans dressés sur la glèbe,
affranchis de leurs vieux préjugés, comprenant que, pour eux, il n'y a
de propriété possible que par une transformation de la
propriété générale et, à côté d'eux, cette partie de la bourgeoisie
qui a rompu les ponts derrière elle, qui a brisé, par des déclarations
absolues et par une conduite conforme à ces
déclarations, tous les liens qui la rattachaient à la classe
dominante, et aussi ces hommes de savoir, ces hommes de recherches, que
vous inquiétez aujourd'hui, dans toutes nos grandes écoles,
jusque dans l'intimité de leur pensée libre et dans leur conscience
de savants, ces hommes qui se disent aujourd'hui qu'ils peuvent être
disgraciés demain par M. Rambaud s'ils adhèrent à une
doctrine socialiste qui leur paraîtra la vérité, je suppose que tous
ces hommes, paysans, ouvriers, savants, ingénieurs, agronomes, toute la
science socialiste, tout le travail socialiste,
siègent ici ; quel sera leur premier décret ? quel sera leur premier
acte ?
Oh ! oui, je le répète, ils créeront une société nouvelle, sans
analogue à coup sûr dans l'histoire humaine ; mais ils n'auront besoin,
pour formuler leur décret, que de chercher dans les
formules mêmes de la Révolution française et, après avoir déclaré
que les grandes usines, que les filatures, que les verreries, que les
tissages, que les hauts fourneaux, que ces énormes casernes
du travail industriel moderne doivent devenir la propriété de la
nation, pour devenir la propriété des travailleurs associés en elle ;
après avoir déclaré cela pour le travail industriel, passant
à la question agricole et paysanne, ils se souviendront qu'il y a un
siècle la bourgeoisie, pour payer ses budgets, pour payer ses armées,
pour enrichir la nouvelle couche de parvenus qui
surgissait sur la société en décomposition, ils se souviendront que
cette bourgeoisie révolutionnaire a proclamé biens nationaux, a attribué
à la nation, a nationalisé, comme nous disons
aujourd'hui, quoi ? quelques lopins de terre ? quelques misérables
morceaux de richesse ? Non ! Non, elle a nationalisé 14 à 15 milliards
de propriétés foncières appartenant aux nobles,
appartenant aux prêtres, appartenant aux communautés religieuses,
appartenant aux corporations d'ancien régime.
Et ces 14 à 15 milliards, qu'est-ce qu'ils représentaient ? Est-ce
que c'était, je le répète, une petite opération, une opération limitée ?
Mais à cette époque, cela représentait, dans certaines
régions, près de la moitié de la valeur foncière, et sur les
témoignages authentiques des écrivains de cette époque, vous pourrez
voir qu'il y a eu un moment, de 1792 à 1794, où la moitié du
domaine foncier appartenait à l'État révolutionnaire.
Ah ! vous nous dites que les paysans s'effrayent du mot
d'expropriation. Mais vous l'avez largement pratiquée il y a un siècle.
Seulement, malgré la légende, vous ne l'avez pas pratiquée pour eux
; vous l'avez pratiquée pour vous, oui, pour vous classe bourgeoise,
nouvelle et avide. Je ne dis pas – c'est la tradition de nos manuels
scolaires et je ne voudrais pas la déchirer – je ne dis
pas qu'une partie, que quelques miettes de cet admirable domaine
foncier ne soient allées aux petits propriétaires paysans. Ah ! je sais
bien que, de loin en loin, la Convention rendait quelques
décrets pour décider que les ventes se feraient à terme et qu'elles
auraient lieu par petits lots, pour que cet immense domaine exproprié
pût aller au moins par parcelles aux paysans de France ;
mais ces décrets n'étaient pas exécutés et la force des choses
reprenait son empire, servant en même temps tous les appétits qui
fermentaient dans cette société nouvelle. Comment ferez-vous
croire que ces paysans, qui n'ont secoué avec vous l'ancien régime
que parce qu'ils étaient ruinés, pressurés jusqu'à la moelle, et qu'il
ne leur restait rien, comment ferez-vous croire qu'ils ne
sont entrés dans la Révolution que parce que l'ancien régime leur
prenait tout, comment ferez-vous croire qu'il leur restât assez
d'épargne, assez d'avances, de capital, pour acheter au comptant
les terres que vous vendiez ? Car vous les vendiez au comptant, en
bloc, et il y avait des enchères énormes, qui livraient les biens
nationaux par départements entiers aux intermédiaires, parce
que, je le veux bien – c'est votre excuse glorieuse – vous étiez
dans la bataille, qu'il fallait nourrir vos armées, que les fournisseurs
n'attendaient pas et que, pour payer les fournisseurs,
vous ne pouviez pas attendre les échéances lointaines et échelonnées
des petits paysans sans capital. Il vous fallait de l'argent tout de
suite, l'argent de ceux qui en avaient, l'argent des gros
fermiers enrichis, des hommes de finance, des fermiers généraux,
l'argent des agioteurs, l'argent des spéculateurs, l'argent de la
bourgeoisie rentière et financière qui commençait à percer. Et
c'est à ceux-là que vous avez livré, sous le nom de biens nationaux,
le plus clair de ce domaine de l'ancien régime que vous avez exproprié,
en apparence pour les paysans, pour vous en réalité.
(Applaudissements à l'extrême gauche.)
Ils reprennent aujourd'hui ce que vous leur aviez promis, ce que
vous ne leur avez pas donné. Le socialisme, lui, ne procédera pas à ces
partages illusoires, car c'est vous qui avez été les
partageux il y a un siècle.
Il ne procédera pas à ces partages, il ne donnera pas la terre à qui
pourra l'acheter, car les classes dépouillées ne sont pas en mesure
d'acheter les bénéfices du régime nouveau.
(Applaudissements sur les mêmes bancs.)
Non ! mais il dira à tous ces paysans épars sur le sol et qui le
travaillent sans le posséder, à ces petits fermiers, métayers, ouvriers
agricoles : « Désormais, c'est la nation qui est votre
maître. Et comme la nation socialiste c'est vous-mêmes,
travailleurs, comme elle ne peut avoir d'autre intérêt que le vôtre,
d'autre vie que la vôtre, d'autre droit que le vôtre, c'est vous qui,
par moi, serez vraiment les possesseurs de la terre travaillée par
vous. Et, au lieu d'exiger de vous, comme le propriétaire d'hier, les
redevances de la propriété oisive, je vous laisse les
fruits du travail
et la possession véritable du domaine, à condition qu'à votre tour
vous ne vous transformiez pas en exploiteurs du travail. » (Vifs
applaudissements à l'extrême gauche.)
Voilà la révolution rurale, voilà la transformation agraire que le
socialisme accomplira. Ah ! messieurs, je m'imagine que vous ne nous
accuserez plus, comme vous l'avez fait si souvent, d'avoir
une doctrine à double face, l'une tournée vers les villes, l'autre
tournée vers les champs. Nous avons une pensée, une pensée complète qui
aboutit à l'instauration de la propriété véritable sous
une forme nouvelle pour les travailleurs du sol comme pour les
ouvriers de l'industrie. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
Et lorsqu'en même temps que nous libérerons, que nous doterons ainsi
les travailleurs du sol, ces travailleurs qui, jusqu'ici n'ont pas la
moindre parcelle de la propriété, lorsque nous dirons
aux petits propriétaires paysans : « Vous qui vous serviez de la
terre comme d'un instrument de travail, gardez-la, puisque nous la
donnons aux autres, mais vous êtes libérés de l'impôt, vous
êtes libérés de l'hypothèque, vous êtes libérés de la spéculation et
de l'usure, vous êtes libérés de la dette », alors, oui ! il se formera
un seul bloc de toutes ces démocraties : petits
propriétaires, ouvriers agricoles, petits fermiers, petits métayers,
et, sur ce bloc, toutes vos forces de réaction ne pourront mordre.
(Applaudissements à l'extrême gauche. Mouvements
divers.)
Vous me pressez et vous me dites -— c'est à coup sûr votre pensée – :
« Mais sous quel mode, sous quelle forme fonctionnera ensuite cette
propriété sociale devenue à la fois la propriété de
l'ouvrier et la propriété du paysan ? »
Messieurs, je reprends d'abord, en la précisant, – et dussiez-vous
n'en être pas plus satisfaits que tout à l'heure, – je reprends ma
réponse d'il y a un instant.
Il y a eu dans la révolution bourgeoise un moment qui est resté
célèbre et glorieux, c'est la nuit du 4 août ; dans cette nuit du 4
août, la Constituante a aboli, sans redevance, les privilèges
féodaux qui pesaient sur les personnes, et, avec indemnité, les
droits féodaux qui résultaient de simples transactions et de simples
contrats entre personnes réputées égales.
C'était là la formule, c'était là le principe général, et cette
affirmation, si générale dans ses termes qu'elle fût, a suffi pour
déterminer la chute du monde féodal et le surgissement d'un
monde nouveau. Et pourtant, sortons des apparences, et cherchez, je
vous prie, dans les discussions et les rapports qui suivirent cette nuit
du 4 août, comment put être organisée cette
déclaration générale de la Constituante.
Il y a des rapports célèbres ; il y a le rapport de Merlin, il y a
le rapport de Tronchet, il y a les travaux de tous les grands
jurisconsultes qui préparèrent ou rédigèrent le Code civil. La
Constituante les chargea de préciser en projet de loi, en formules
juridiques, la déclaration de principes de la nuit du 4 août, et ils
furent sur le point d'échouer ; ils furent sur le point de
revenir devant l'Assemblée avouer leur impuissance juridique, leur
impuissance législative, parce qu'il leur était impossible de discerner
dans la réalité complexe et enchevêtrée des faits, les
droits vraiment féodaux que la Constituante avait prétendu abolir
sans indemnité, tous ces droits dont Tronchet disait qu'ils
représentaient des droits utiles qui auraient pu être constitués déjà
en dehors du système féodal et sur une autre base ; et cette
difficulté était si grande, ce malentendu était tel que les
mainmortables de France, ces pauvres sujets mainmortables, en même temps
qu'ils étaient libérés de la mainmorte, qui était, elle, un droit
vraiment féodal, se crurent libérés des droits de lots et ventes, de
toutes les censives, de tous les droits que l'Assemblée
constituante avait considérés comme des droits bourgeois,
c'est-à-dire comme des droits rachetables qui ne se trouvaient que par
accident juxtaposés au régime féodal.
Et si l'Assemblée constituante, au lieu de briser tous ces droits
comme elle l'a fait dans la nuit du 4 août, au risque de briser quelques
liens qu'il faudrait renouveler le lendemain, si
l'Assemblée constituante avait attendu, si elle avait consulté ses
juristes, si elle s'était demandée comment elle ferait le criblage, par
ce vent de tempête, parmi les droits féodaux, des droits
nouveaux, je le répète, vous ne seriez pas nés. Mais elle a passé
outre, la force populaire a passé outre, le torrent de la Révolution a
passé outre et les subtilités qui ne l'ont pas arrêtée ne
nous arrêteront pas non plus. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
J'ajoute cependant que, dès maintenant, nous pouvons — parce que
nous sommes des observateurs de la réalité, et parce que le socialisme
prétend être la conséquence d'une évolution réelle, et non
pas la construction arbitraire d'un esprit systématique – j'ajoute
que, dès maintenant, nous pouvons démêler dans la société d'aujourd'hui
les éléments qui influeront sur le fonctionnement et
l'organisation de la propriété sociale de demain.
Ah ! messieurs, elle sera singulièrement complexe, car une société
est d'autant plus complexe qu'elle est plus riche. Considérez la société
féodale elle-même ; son principe en apparence est
simple, mais ses modalités sont infinies. Dans la seule branche des
fiefs, les modalités diverses selon lesquelles était conféré le fief ou
selon lesquelles il pouvait être retiré, par retrait
féodal, par retrait lignager, par commise, par toutes ces variétés
de changements de propriété où s'épuisent les subtilités des feudistes,
le droit féodal, sous l'unité apparente de son principe,
était d'une complexité qui défie la plus riche curiosité de l'esprit
humain.
Votre société d'aujourd'hui est simple dans son principe ; c'est la
propriété privée, soumise à la seule loi de l'échange, de la
concurrence, de la division du travail sur le marché universel.
C'est là la définition de la propriété du régime capitaliste. Mais
sous cette définition simple, se cache l'infinie et inépuisable
diversité de la vie. En effet, la propriété elle-même,
aujourd'hui, a les formes secondaires les plus diverses et les plus
extraordinairement variées. On dit propriété individuelle ; c'est vrai
en un sens, puisque l'individu peut acquérir, vendre,
échanger sans autre loi que les lois économiques générales.
Propriété individuelle, oui ! Mais, sur cette propriété individuelle, il
y a d'abord ce que j'appellerai une hypothèque familiale,
puisque le père ne peut disposer, en dehors de sa descendance, que
d'une partie de ce
domaine prétendu individuel, il y a déjà, intimement mêlée, une part
de la propriété familiale ; il y a aussi par l'impôt, par le droit
d'expropriation, une part de propriété gouvernementale et,
enfin, cette propriété si complexe que vous appelez propriété
individuelle, mais qui est en même temps propriété familiale et
propriété gouvernementale, elle est surtout propriété capitaliste en
ce sens que sa valeur dépend, non pas seulement de l'effort
individuel de celui qui la possède, non pas seulement de l'effort
continu des générations qui se la transmettent, non pas seulement de
l'impôt prélevé ou abandonné, du gouvernement qui la domine, mais
des innombrables fluctuations du marché qui haussent et baissent le prix
de toutes les valeurs, du domaine foncier comme des
autres.
En sorte qu'au-dessus de cette propriété si complexe et d'un tissu
si varié : individuelle, familiale, gouvernementale, c'est la loi
capitaliste qui apparaît souveraine et qu'aujourd'hui,
messieurs, si vous vouliez donner quelque image de ce qu'est la
propriété, vous devriez procéder, non pas par l'étalage d'une couleur
simple, mais comme font les graveurs coloristes, en étalant
sur leurs planches des séries de couleurs superposées, même celles
qui, en dernière analyse, n'apparaîtront pas aux regards, mais qui
contribuent, par leur influence secrète, à modifier la
coloration générale infiniment riche, infiniment complexe de cette
lithographie où le regard inexpérimenté n'aperçoit que la simplicité
banale de quelques couleurs élémentaires. (Très bien ! très
bien! à l'extrême gauche.) Eh bien ! s'il est impossible aujourd'hui
à la science s'appliquant, dans le monde féodal, à la réalité du passé,
dans le monde capitaliste, à la réalité d'aujourd'hui,
s'il est impossible à la science d'apporter la formule de toutes les
modalités secondaires, indéfinies, par lesquelles se manifeste et se
diversifie le principe dominant, à plus forte raison, à
nous qui prévoyons la société de demain, qui en définissons le
principe et les lignes générales, nous est-il impossible – et cet aveu
ne nous coûte rien – de définir les modalités futures ; car
vous ne pouvez même pas définir, vous, les modalités présentes.
(Applaudissements sur les mêmes bancs.)
Mais en tout cas nous savons que dans la propriété de demain, dans
la société de demain concourront, fonctionneront les quatre forces
essentielles qui commencent à se dégager et à apparaître
aujourd'hui.
La première, c'est l'individu, c'est le droit de l'individu à se
développer dans sa liberté, sans autre limite que l'interdiction
d'exploiter jamais, sous une forme ou sous une autre, la moindre
parcelle du travail d'autrui. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
Oh ! il se produit des courants de pensée bien singuliers à cette
heure. Tandis que d'habitude – et je fais appel sur ce point à
l'honorable M. Ribot, qui suit de près toutes les manifestations
intellectuelles de notre temps – tandis que d'habitude on reproche
au socialisme d'être la négation, l'absorption brutale de l'individu,
voici que, depuis quelque temps, des hommes de toutes les
doctrines philosophiques, des publicistes, des philosophes qui ont
écrit dans le journal Le Temps et qui ont publié sur l'Idée de l'État de
très beaux volumes, des professeurs de premier ordre
discutant l'autre jour en Sorbonne une thèse sur le socialisme,
d'autres encore, chargés précisément à la Sorbonne des leçons d'économie
sociale, voici que ces hommes examinent notre thèse, et
que nous reprochent-ils ? Est-ce de supprimer l'individu? C'est, au
contraire, de l'exagérer ; c'est, au contraire, de trop briser les
anciens cadres qui limitaient l'expansion individuelle ;
c'est de trop briser les anciens liens de gouvernement, de patrie
chauvine, de hiérarchie patronale et industrielle, toutes les vieilles
forces régulatrices qui contenaient l'individu, qui
l'empêchaient de se considérer comme sa fin, comme son propre but.
Nous attendrons, messieurs, que vous ayez mis d'accord l'opposition
de vos critiques opposées, pour nous en émouvoir ; mais nous constatons
qu'un mouvement qui sort de l'intensité des
revendications, des désirs, des droits de tous ces individus qui
veulent vivre, qui veulent connaître, à leur tour, les justes joies de
la vie, ne pourra être l'oppression des individus.
Il y aura un autre élément, même dans le monde agricole : ce sont
ces syndicats naissants, réactionnaires aujourd'hui, socialistes demain,
mais en tout cas, suivant la formule très heureuse que
j'ai retenue, cellules premières, à certains égards, d'une
organisation plus collective du travail.
Puis au-dessus d© ces syndicats agricoles ou ouvriers, de ces
groupements professionnels de métiers, il y a la commune qui, à certains
égards, malgré la division du travail qui se produit dès
maintenant, entre les diverses parties du territoire, est la
première unité plus complète, plus riche que les organisations
professionnelles qui ne comprennent qu'un élément exclusif et
limité.
Et, enfin, au-dessus de l'individu, au-dessus du syndicat, au-dessus
de la commune, il y a la nation, organisme central d'unité et de
perpétuité, la nation maintenant sur les moyens de production
son droit souverain de propriété pour empêcher qu'un seul individu
puisse absorber la part de propriété qui doit appartenir à tous ceux qui
travaillent.
Et c'est des combinaisons multiples, c'est des contrats infiniment
riches et complexes entre tous ces éléments, entre toutes ces forces,
l'individu, le syndicat, la commune, la nation, c'est de
ces contrats infiniment riches, basés sur la propriété nationale,
sur la propriété commune substituée à la propriété capitaliste, c'est de
ces contrats que se dégagera la vie des individus, des
groupes et des sociétés de demain.
Et, en tout cas, je le répète, s'il vous plaît de pousser vos
questions encore, le peuple vous répondra : on ne comprend bien que ce
que l'on aime ; et quand vous multiplierez les signes de doute
ou d'hésitation, il se dira que vous vous sentez beaucoup plus
menacés dans vos intérêts que troublés dans vos consciences !
(Applaudissements à l'extrême gauche.) Messieurs, voilà pourquoi
l'œuvre socialiste se poursuit, se poursuivra et aboutira.
Au terme de ces trop longues explications, je n'ai que peu de mots à
répondre à quelques difficultés qui nous sont opposées encore.
On m'a dit que j'exagérais la détresse, la souffrance des paysans.
Ah ! messieurs, nous n'allons pas instituer un débat sur la dose de
souffrance ou de misère que contiennent en ce moment-ci les
consciences ou les existences paysannes. Entendons-nous bien. C'est
une question de mesure ; je le dis dans un autre sens que l'autre jour.
Je veux dire que c'est une question de point de vue. Si
vous prétendez qu'en fait, dans la vie à demi bestiale, à demi
humaine qui lui est faite trop souvent, le paysan ne pâtit pas au point
que ses forces vitales même soient épuisées ou entamées, je
vous dirai que, peut-être, sauf des exceptions encore trop larges,
c'est vrai.
Mais, messieurs – c'est là qu'est entre nous la différence – nous ne
mesurons pas une civilisation, pour toute une classe d'hommes, au
niveau des plus bas besoins humains ; nous la mesurons,
justement pour les classes d'hommes les plus humiliés, au niveau des
sommets mêmes de cette civilisation.
Oui, nous savons qu'il y a aujourd'hui, dans l'ordre matériel, des
possibilités de large bien-être ; nous savons qu'il y a dans l'ordre
intellectuel, dans le développement moral, des possibilités
de grandes et de hautes joies, nous savons que les hommes de la
terre, s'ils n'étaient pas aussi pesamment courbés sur elle, s'ils la
dominaient d'assez haut pour pouvoir la comprendre et
l'aimer, trouveraient dans ce contact avec la nature des joies
admirables qui sont réservées aujourd'hui aux artistes qui passent ;
nous savons qu'il y a des trésors de joie dans la civilisation
d'aujourd'hui qui pourraient être communiqués aux paysans de France,
si, au lieu de s'épuiser pour les autres en un travail ingrat, ils
travaillaient pour eux-mêmes d'un effort fructueux et
pouvaient, leur travail fini, se réserver quelques heures de noble
loisir pour jeter un regard vraiment humain sur cette terre fécondée
mais non encore possédée par eux.
Voilà pour nous la formule du bonheur et voilà pourquoi nous disons
que vous ne faites pas pour la classe paysanne ce qui est possible et,
par conséquent, ce qui est nécessaire aujourd'hui.
Vous nous dites encore qu'en éveillant sur tous les points du pays,
sur la propriété agricole comme sur la propriété industrielle, les
inquiétudes des possédants et des privilégiés, nous
préparons peut-être quelques-uns de ces mouvements de panique qui
précipitent périodiquement notre pays dans un césarisme qui toujours le
guette. Si cela était vrai, il faudrait singulièrement
déplorer la condition des hommes d'aujourd'hui, puisque nous ne
pourrions revendiquer la justice sans compromettre la liberté. (Très
bien ! très bien ! à l'extrême gauche.)
Mais heureusement il n'en est plus ainsi, et l'expérience des hommes
de 1848 nous a servi. Nous savons bien qu'ils ont été les dupes, par
excès de confiance et de fausse rectitude, dirai-je, de
toutes les réactions cachées qui guettaient leurs fautes lorsque,
candidement, pour ne pas frapper le revenu, pour ne pas prendre le grand
capital qu'ils auraient pu ravir, lorsque candidement
ils ont accablé de centimes d'impôt foncier le paysan déjà
surchargé. Ah ! ce n'est pas nous, socialistes, qui commettrons cette
faute ; c'est vous, les gouvernants d'aujourd'hui, qui portez sur
vos épaules le fardeau sous lequel succombèrent les hommes de
La vérité, c'est que par notre propagande, au contraire, en montrant
aux paysans que le salut est possible dans la République sociale, nous
les détournons de le chercher dans les humiliations
césariennes qu'apporterait inévitablement votre politique
d'impuissance et d'égoïsme. (Applaudissements à l'extrême gauche.)
Non ! ce n'est pas nous qui créons le péril. Et si, après cette
longue discussion, vous nous dites encore que nous abusons des paroles
et que nous n'apportons pas des réalités, je vous
rappellerai le beau mot de Démosthène sur ces espérances vaines qui
tombent du haut de la tribune. Eh bien ! oui ! nous parlons, parce
qu'aujourd'hui, pour nous, le seul moyen d'action, le seul
moyen qui prépare les réalités de demain, c'est la propagande et la
parole. Mais nous savons bien, et les ouvriers savent bien, et les
paysans savent bien qu'il n'y a qu'un instrument efficace,
c'est le pouvoir. Ce pouvoir, vous ne nous le donnerez pas ; ce
n'est pas à vous à nous le donner, c'est au peuple à le conquérir. (Vifs
applaudissements à l'extrême gauche.)